Comment l’Education nationale s’adapte à l’évolution du monde du travail ? Quel est le bilan de l’apprentissage de la programmation dès la maternelle ? Pourquoi les métiers manuels ne sont pas considérés à leur juste valeur ? Avant de quitter la Direction de l’Education nationale, Isabelle Bonnal a répondu aux questions qui agitent l’opinion.
Quel est le process mis en place pour guider les jeunes vers les métiers en pénurie ou émergents ?
« L’orientation scolaire est un processus intrinsèque à la mission d’éducation du Gouvernement Princier et celui-ci est entamé dès l’école maternelle. Bien entendu, il n’est pas question d’envisager un parcours de formation professionnelle dès l’âge de trois ans ! Toutefois, en fonction des profils des élèves, le conseil d’orientation* peut déjà proposer des aménagements pédagogiques et la poursuite de la scolarité dans un enseignement adapté (classes d’adaptation, unité libre d’inclusion scolaire ou ULIS…) », estime Isabelle Bonnal selon qui « la Principauté a fait le choix de recruter un conseiller d’orientation par établissement ». Le professionnel peut « recevoir chaque élève en entretien individuel, avec ou sans les parents selon les cas, pour établir un parcours de formation. Cette notion est au cœur du travail de l’orientation scolaire : elle ne guide pas les élèves vers un métier, mais dans la construction d’un parcours de formation, qui les mènera dans la branche professionnelle vers laquelle ils souhaitent se diriger ». En complément, les élèves peuvent également consulter le Centre d’Information de l’Éducation Nationale (CIEN) et ont accès, sur leur ordinateur portable et au centre de documentation et d’information (CDI) de chaque établissement scolaire, au logiciel GPO (Guide Pour l’Orientation) qui est un programme d’aide à l’orientation adapté à chaque niveau de classe. Stage annuel de 4e et 3e, enseignement pratique interdisciplinaire (EPI) de découverte du monde économique et professionnel (DMEP), « agora de l’Orientation », concours « zéro cliché pour nos métiers » pour les élèves des collèges (4ème / 3ème) et lycées de la Principauté de Monaco… Plusieurs initiatives ont été mises en place pour nouer des passerelles entre les élèves et le monde professionnel avant le fameux (et très décrié) ParcourSup.
* institué en fin d’année scolaire par la loi n° 1334 du 12 juillet 2007 sur l’Education.
Le numérique fait partie des métiers d’avenir. Comment se passe l’apprentissage concrètement ?
Les futurs emplois liés à la révolution numérique feront de plus en plus appel aux disciplines STEM (Science, Technology, Engineering, and Mathematics). C’est pourquoi l’Education nationale monégasque a intégré l’apprentissage de la programmation dans les programmes pédagogiques dès la maternelle depuis 2019. « Il apparaît indispensable de stimuler, le plus tôt possible, la capacité des élèves à créer du contenu par un langage informatique. Comprendre la logique issue des données et des algorithmes est essentielle et indispensable pour décoder notre époque, ce qui est un vrai enjeu de société », explique Isabelle Bonnal, alors directrice de l’Education nationale. Avant de poursuivre : « Cet apprentissage a l’avantage de faire découvrir aux élèves des modes de résolution de problèmes différents des approches scolaires classiques. Il contribue également à faire acquérir aux élèves de nombreuses compétences indispensables pour évoluer dans le monde professionnel du XXIe siècle : construire un raisonnement logique, être créatif, développer la pensée informatique, communiquer et travailler en équipe, développer ses capacités d’adaptation et la culture du risque, être autonome. » Afin de renforcer la compréhension des concepts grâce à la manipulation d’un objet physique, techniquement, des robots pédagogiques ont été mis à la disposition des élèves dans les écoles primaires : Bee-Bot pour la maternelle et Smart Train pour l’élémentaire. « Au collège, l’enseignement de l’algorithmique et de la programmation, se fait essentiellement à travers le logiciel Scratch, inventé par le Média Lab du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Ce logiciel libre de droits permet de développer des programmes exécutables, à partir de commandes simples », précise l’ancienne directrice, rappelant qu’en Seconde générale au lycée, « chaque élève suit un enseignement de sciences numériques et technologie (SNT) où il est initié à la programmation à l’aide du langage Python. »
S’il est trop tôt pour savoir si des vocations sont nées grâce à cet enseignement, « les professeurs de technologie de 6ème ont constaté que les élèves arrivent avec davantage de compétences en matière de programmation, premier signe de l’efficacité de cette politique précoce d’apprentissage », juge Isabelle Bonnal.
La restauration-hôtellerie, l’autre secteur important à Monaco ?
122 élèves étudient, toutes voies confondues, de la seconde au BTS, l’hôtellerie-restauration. « Avec des établissements tels que la Société des Bains de Mer et le Fairmont Hôtel, la Principauté peut se targuer de compter des établissements hôteliers de luxe, sans compter les restaurants gastronomiques, les brasseries et les snacks », analyse Isabelle Bonnal. C’est pourquoi le lycée technique et hôtelier Rainier III propose des baccalauréats professionnels « cuisine » et « commercialisation et services en restauration » (CSR), mais également un baccalauréat technologique sciences et technologies en hôtellerie-restauration (STHR). « Les diplômés de ces filières peuvent intégrer le brevet de technicien supérieur « management en hôtellerie-restauration » (BTS MHR) qui, en deux ans, leur permet d’acquérir les compétences nécessaires à la gestion d’une structure d’hôtellerie-restauration. (…) En fin de formation secondaire, les bacheliers professionnels d’hôtellerie-restauration du lycée Rainier III trouvent assez rapidement une place dans un bassin d’emploi en forte demande de personnel qualifié. » Depuis la rentrée 2021, le lycée Rainier III propose également le certificat d’apprentissage professionnel production en services de restauration (CAP PSR), dont le référentiel professionnel est rédigé pour faire acquérir les compétences nécessaires pour l’emploi dans les restaurations rapide, collective et cafétéria. Les élèves qui en sont diplômés peuvent ainsi directement être employés dans un secteur qui n’était pas encore couvert par les formations initiales à Monaco.
Parmi les diplômés notables du lycée technique et hôtelier de Monaco, il y a Christian Garcia, chef de cuisine au Palais Princier de Monaco depuis 1987. « Luc Rouanet a réussi le concours d’enseignement de technologies culinaires et fait désormais profiter de son savoir les élèves du lycée Rainier III, ainsi que les abonnés à sa chaine vidéo de « cuisine du terroir ». Fin 2021, Juliette Moreau, diplômée du BTS MHR, a été couronnée meilleure réceptionniste junior par l’Amicale Internationale des Chefs de Réception » note l’ancienne directrice de l’Education nationale.
La comptabilité et gestion : les autres filières en pointe de l’enseignement technique ?
« Le baccalauréat gestion-administration, qui est devenu « assistance à la gestion des organisations et de leurs activités » (AGOrA) à la rentrée 2020, compte cette année 59 élèves de la Seconde à la Terminale. Depuis la rentrée 2023, l’établissement accueille les 41 étudiants du BTS comptabilité-gestion (CG) et de licence 2 et 3 du diplôme de comptabilité-gestion, auparavant localisés au lycée Albert Ier. Ils seront rejoints par les 25 étudiants du BTS soutien à l’action managériale (SAM) à la rentrée 2024. Les filières de la comptabilité et de la gestion comptent ainsi des effectifs aussi importants que ceux de l’hôtellerie-restauration. Ceci reflète bien le tissu économique de la Principauté : avec 7 075 entreprises au total en 2022 sur l’ensemble du territoire, ces compétences sont fortement recherchées », estime Isabelle Bonnal.
Finie la mauvaise réputation de l’ex-filière G, considérée comme la voie de garage des exclus des bacs généraux?
« La création récente d’une nouvelle filière professionnelle au lycée Rainier III, le certificat d’apprentissage professionnel production en services de restauration (CAP PSR), est le signe que les métiers manuels sont toujours très demandés. Les représentants des organisations professionnelles de l’hôtellerie-restauration déclarent peiner particulièrement à recruter des personnels qualifiés », observe Isabelle Bonnal selon qui la politique gouvernementale « s’inscrit dans la volonté de permettre aux nouvelles générations de s’épanouir et de trouver une place dans la société. » Cela implique de changer les mentalités : « Dans l’imaginaire collectif, les métiers intellectuels sont considérés comme au sommet de la hiérarchie et les métiers manuels à sa base. Dans une telle hiérarchie, où un chirurgien doit-il être situé ? Et un horloger ? », interroge l’ancienne directrice pointant la notion de qualification. « Plus le niveau de formation est élevé, plus les chances de trouver un emploi salarié et de qualité sont importantes. C’est là-dessus qu’il faut placer tous nos efforts… »
Dans cette approche, « le cas de l’ex-filière G est un cas d’école en termes de démarche d’évolution de sa perception par les familles. Devenue sciences et technologies du management et de la gestion (STMG) en 2012, elle a vécu la réforme du baccalauréat, entrée en vigueur à la rentrée 2018. À l’instar de leurs camarades de la voie générale, les élèves de la voie technologique suivent trois spécialités en classe de première, qui se réduisent à deux en terminale, au sein desquelles, ils doivent choisir l’enseignement dominant : management ou comptabilité. Les voies générales et technologiques sont désormais bâties selon les mêmes principes », illustre-t-elle, avant de rappeler que « le ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports français, la Banque de France et la cité de l’Économie ont couronné en 2021 les premiers lauréats du prix de l’Excellence économique en STMG. Cet équivalent du concours général créé en 1747, auquel participe régulièrement le lycée Albert-Ier, porte sur un sujet d’économie issu des programmes de la filière. Un tel concours permet de valoriser les élèves de cette filière technologique, qui peuvent en faire état dans leur dossier Parcoursup. (…) Vous le voyez, on est loin d’une filière de relégation… »
Certaines professions manuelles sont ainsi très recherchées. C’est pourquoi les métiers de la relation client et des secteurs industriels sont proposés au lycée Rainier III. Avec deux baccalauréats professionnels (métiers du commerce et de la vente et de l’accueil) et deux diplômes (métiers de l’électricité et de la maintenance des systèmes de production connectés). « Les référentiels professionnels de ces deux filières, particulièrement liés aux mutations technologiques, sont en constante évolution », explique Isabelle Bonnal. Avec un exemple à l’appui : « Les élèves de MSPC (maintenance des systèmes de production connectés) se forment à la maintenance des équipements industriels, dont le paradigme n’est plus d’intervenir en cas de panne, mais d’anticiper la panne. Pour cela, ils doivent non seulement comprendre le fonctionnement des machines-outils, mais également connaitre l’installation, le paramétrage et le suivi des capteurs installés sur ces dernières. Ils peuvent ainsi, en temps réel, assurer une gestion matérielle assistée par ordinateur ». Outre les 46 élèves engagés dans ces filières industrielles, « la filière sciences et technologies industrielles et du développement durable (STI2D) du lycée Albert Ier forme chaque année une vingtaine élèves à la conception d’installations électroniques autour des énergies et de l’environnement. »
« Afin de susciter des vocations dès le plus jeune âge et d’étoffer les effectifs des promotions à venir, les élèves du primaire apprennent à programmer des cartes électroniques Micro:bit et leurs homologues du collège, des cartes Arduino. Dans cette optique et depuis trois ans, les enseignants sont formés à la programmation de ces outils pour bâtir des projets pédagogiques. »
A quand des classes préparatoires à Monaco pour préparer aux concours des grandes écoles ?
« C’est une idée qui revient régulièrement dans le débat public. Actuellement, ce n’est pas envisagé », indique Isabelle Bonnal. Et d’expliquer : « Certes, l’ouverture de divisions de classes préparatoires en grandes écoles (CPGE) à Monaco pourrait donner une image de prestige au système éducatif monégasque mais aucune raison sérieuse ne semble valider la nécessité de cette création. Ainsi, les statistiques de Parcoursup ont fait apparaître que 12% des élèves scolarisés à Monaco faisaient le choix d’une classe préparatoire (contre 8,1% en France). C’est un chiffre significatif mais faible au regard des effectifs. En comparaison, il y a beaucoup plus d’élèves qui choisissent de poursuivre leurs études à l’étranger. La création d’une CPGE monégasque se limiterait donc à une formation de haut niveau pour intégrer certaines formations universitaires sélectives. Cette fonction ne serait pas adaptée au contexte monégasque puisqu’aujourd’hui, les élèves scolarisés à Monaco réussissent à être admis dans des filières sélectives sans avoir besoin de passer par ce type de passerelle. »
Est-ce important pour Monaco d’avoir une Université et des écoles internationales ?
« Il existe des formations d’enseignement supérieur à Monaco. D’abord dans les lycées publics mais aussi à travers des établissements privés comme l’International University of Monaco. Il existe aussi des écoles qui préparent à des examens différents et complémentaires de l’enseignement public : l’International School of Monaco ou la British School of Monaco », note Isabelle Bonnal selon qui « ces offres de formation sont importantes pour permettre aux parents un choix d’études suffisamment large ». Si taille du territoire monégasque « ne permet pas d’envisager de créer une université qui interviendrait sur de très nombreux champs disciplinaires, la Principauté développe une politique de recherche s’appuyant sur les atouts du territoire » avec le Centre Scientifique de Monaco et l’Académie de la Mer de Monaco, lancée récemment.