Président de la Commission Législation du Conseil national et rapporteur des textes anti-blanchiment, Thomas Brezzo revient sur l’évolution du dossier Moneyval. L’avocat estime qu’ « à Monaco, depuis qu’on est sorti de la liste noire des paradis fiscaux, on a mis en place des mesures plus draconiennes qu’à l’étranger et pourtant on pâtit de cette image négative de pays qui blanchit de l’argent »…
La transposition des directives européennes anti-blanchiment est-elle automatique ou le législateur monégasque s’adapte-t-il au contexte monégasque ? Chaque État a-t-il une marge de manœuvre ?
Certaines dispositions sont reprises in extenso, mais la majorité sont adaptées à la situation particulière de Monaco. La directive pose une base. La notice interprétative permet de comprendre le sens des dispositions et nous orientent sur la façon de les transposer. Nous prenons également en compte les recommandations du comité Moneyval et du Gafi. Puisque la vérification de la bonne conformité de notre transposition est assurée par ces organismes.
Le rapport de Moneyval est plutôt négatif (avec 8 notes à 2 et 3 à 1 sur 11 critères, 1 étant la note la plus basse, 4 la meilleure). Vous vous attendiez à une telle évaluation ? Vous estimez que c’est un rapport politique ?
Au Conseil national, nous avions par exemple alerté le Gouvernement à plusieurs reprises, dès 2018, que la CERC (Commission d’examen des rapports de contrôle du Siccfin) ne correspondait pas aux standards européens qui imposent une autorité administrative indépendante. On ne nous a pas entendus. De même, les membres de cette commission ont été nommés en 2020 et la CERC s’est réunie pour la première fois en 2021 ! Il y avait 2 ou 3 ans de retard dans le traitement des rapports de contrôle pointant les mauvaises pratiques dans les établissements. Au regard de ce qui précède, le résultat de l’évaluation n’est pas surprenant.
Dans son rapport, Moneyval pointe particulièrement les carences des professions assujetties ?
Les établissements bancaires et financiers appliquent les mesures anti-blanchiment depuis des années et ont une parfaite connaissance de la matière. Aujourd’hui, c’est aux professions assujetties non financières que l’on demande le plus d’efforts afin de multiplier les sources d’identification des risques blanchiment. Par exemple, lors de la vente d’un immeuble, l’opération passe par un agent immobilier, un notaire et une banque. Le but des instances européennes est d’impliquer tous les acteurs pour avoir une vigilance à toutes les étapes et ainsi avoir une meilleure connaissance du client et de l’origine des fonds.
Les obligations de vigilance sont ainsi plus ou moins lourdes en fonctions des opérations. Il faut distinguer les opérations occasionnelles, des relations d’affaires. Parfois la barrière est mince. Par exemple, pour les agents immobiliers, l’AMSF considère lors d’une recherche d’appartement que les échanges entre l’agent et le client, entre la visite et la contre visite, établissent une relation d’affaires alors qu’il s’agit d’une vente unique…
Le luxe est dans le collimateur ?
L’évaluation nationale des risques a établi que le secteur du luxe était propice au blanchiment, notamment en raison du montant des dépenses qui y sont effectuées, mais également en raison du fait qu’en France, le paiement en espèces est limité à 1 000 euros. A Monaco, ce montant est fixé à 30 000 euros et depuis 2018, il faut justifier de l’origine des fonds à partir de 10 000 euros. De ce fait, des personnes pourraient être tentées de venir en Principauté pour essayer de faire des dépenses en cash qu’ils ne pourraient effectuer en France dans le but de blanchir l’argent issu d’infractions commises à l’étranger.
Mais la culture du cash est différente selon les pays ?
Dans certains pays comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou l’Autriche, on fait beaucoup de transactions en cash. C’est pourquoi ces pays n’ont pas voulu légiférer pour imposer des limites sur les dépenses en cash. A Monaco, il y a de moins en moins de circulation d’espèces. Les banques ont mis en place des procédures pour limiter les retraits et dépôts en cash. Les mœurs ont évolué, les paiements numériques ont pris plus de place.
C’est compliqué pour un centre d’affaires, par exemple, de jouer aux policiers et de connaître l’origine des fonds… Certains contrôles ne pourraient-ils pas relever de l’administration ?
Ce sont les effets de l’harmonisation du droit européen… Pourtant, les centres d’affaires monégasques n’ont pas la même activité de « boite aux lettres » que dans les pays anglosaxons, où ce sont des sociétés quasiment fictives qui sont hébergées ou des sociétés offshore aux actionnaires cachés… Dans ces Etats, il n’y a pas de contrôle à l’installation des sociétés, à la différence de Monaco qui soumet toute création de sociétés commerciales à autorisation. Pour créer une SCI, une ordonnance souveraine demande même désormais de fournir un casier judiciaire. Où demande-t-on en Europe un casier pour créer une SCI ?
Quel est le retour des professionnels ?
Ils nous disent qu’ils sont sous l’eau, les obligations à Monaco sont supérieures à celles qui existent en France ou ailleurs. A Monaco, depuis qu’on est sorti de la liste noire des paradis fiscaux, nous avons mis en place des mesures plus draconiennes qu’à l’étranger et pourtant nous pâtissons de cette image négative de pays qui blanchit de l’argent. Il y a une mauvaise communication et des mauvaises explications qui sont données. Ça s’est vu quand il y a eu Moneyval. Les assujettis ont été mal notés car on ne les a pas accompagnés ou aidés. Les lignes directrices qui ont pourtant été appelées de leurs vœux par les professionnels et prévues par la Loi de 2020, n’ont pas été mises en place avant la venue de Moneyval. Et aujourd’hui ce sont eux qui pâtissent le plus des obligations toujours plus lourdes mises à leur charge.
Trop lourdes ?
Le problème est que nous avons été contraints de voter les textes dans l’urgence avec le risque de commettre des erreurs, d’impacter la clarté des textes, ou d’aller trop loin dans les obligations qu’on s’impose. Cette situation risque clairement de nuire à l’attractivité de la Principauté. Si pour créer une société à Monaco, c’est le parcours du combattant, on ne va pas attirer des entreprises qui vont s’implanter, créer de l’emploi, etc.
La délation n’est-elle pas antinomique avec la profession d’avocat ?
Pour les avocats, il y a des dispositions particulières pour établir le champ d’application de la loi. Nous sommes soumis aux obligations de vigilance dans le cadre de notre relation de conseil, quand on assiste le client pour sa réalisation ou quand on participe à une transaction. En revanche, dans tout ce qui est matière procédurale et judiciaire, il n’y a pas d’obligation anti-blanchiment sinon ce serait antinomique avec la profession d’avocat. Dénoncer son client est contraire à l’essence même de ce métier.
Selon le rapport de Moneyval, « malgré les obligations d’inscription échues depuis 2020, seules 31% des sociétés civiles (et 78% des sociétés commerciales) ont déclaré leur(s) bénéficiaires(s) effectif(s) au registre dédié », les fautifs n’étant pas sanctionnés. Comment expliquez-vous cela ?
Il faut dire que le Gouvernement a mis des mois à mettre en place le registre des bénéficiaires effectifs et à le faire fonctionner correctement. Par ailleurs, jusqu’à présent, les sanctions de non-respect de tenue à jour du registre des sociétés étaient une amende d’à peine 2 ou 3 euros. Il n’y avait ainsi pas de mesure contraignante qui obligeait les gens à tenir à jour ce registre… Mais ce qui pose le plus de problème à mon sens ce sont les sociétés civiles en déshérence. Il y a des Sociétés civiles inscrites au registre des sociétés alors qu’elles n’ont plus d’activité à Monaco depuis 20 ou 30 ans. On n’a pas fait le ménage dans ce registre notamment car le processus de radiation des sociétés était complexe. La nouvelle législation permettra ainsi à l’administration de faire le « ménage » plus facilement et les récalcitrants seront beaucoup plus lourdement sanctionnés.
Selon Moneyval, la Principauté de Monaco devrait analyser en profondeur le risque d’utilisation de son secteur financier pour blanchir les produits issus de la fraude à l’impôt sur le revenu notamment « en considérant que l’absence d’incrimination puisse être une vulnérabilité intrinsèque ».
La fraude à l’impôt sur le revenu n’existe pas à Monaco, du fait que l’impôt sur le revenu lui-même n’existe pas. En revanche, la fraude fiscale commise à l’étranger et blanchie à Monaco est sanctionnée. C’est ainsi le rôle du juge de déterminer si les fonds sont d’origine licite ou pas et si les fonds ont été blanchis à Monaco. La personne ne sera pas poursuivie pour l’infraction sous-jacente de fraude fiscale, mais pour blanchiment. C’est une infraction autonome. Par ce biais, la Principauté de Monaco contribue à la poursuite des infractions de fraude fiscale commises à l’étranger, mais si cela se fait indirectement.
La présomption de blanchiment représente pour certains une « arme absolue » qui permet à la justice de présumer que les biens ou les capitaux utilisés ou détenus de façon occulte proviennent d’une infraction. En clair, si le suspect n’est pas capable de justifier l’origine des fonds, on considère que c’est du blanchiment. Pourtant, il y a peu de condamnations à Monaco pour blanchiment. Pourquoi selon vous ?
La présomption de blanchiment est un outil très utile, une évolution majeure inscrite dans la 3e directive européenne anti-blanchiment. Avant, il fallait déterminer l’infraction sous-jacente au blanchiment pour pouvoir condamner ; aujourd’hui, elle peut être simplement supposée avec un renversement de la charge de la preuve quant à l’origine illicite des fonds. Pour autant, Monaco reste un petit État… Les éléments matériels sont difficiles à démontrer et les dossiers financiers complexes. C’est très compliqué d’établir que l’argent est d’origine illicite et que l’auteur du blanchiment était informé ou qu’il ne pouvait ignorer l’origine illicite, alors même que les infractions sous-jacentes sont commises à l’étranger. Ces dossiers nécessitent des années de procédures et de bataille juridique avec les autorités étrangères.
En 2024, Monaco va être soumis à d’autres évaluations ?
En plus du GAFI, d’autres évaluations sont effectivement prévues : le 5ème cycle d’évaluation du GRECO sur la prévention de la corruption et la promotion de l’intégrité au sein des gouvernements centraux (hautes fonctions de l’exécutif) et des services répressifs ainsi que l’évaluation du GREVIO (violences domestiques).
Milena Radoman