Transformation de Siccfin en AMSF, doublement des effectifs… En 2023, le gendarme monégasque anti-blanchiment a connu une grande mutation. Rencontre avec les responsables des pôles supervision Louis Danty et Stéphane Puppo.
Qu’est ce qui a changé avec la transformation du Siccfin en AMSF ? C’est désormais une AAI (autorité administrative indépendante) avec donc plus de pouvoirs et d’indépendance ?
LD : Nos pouvoirs sont finalement proches de ceux qui existaient déjà. Le Siccfin fonctionnait de manière autonome, dans la mesure où nous n’avons jamais reçu d’instruction. Ce qui a essentiellement changé, c’est que l’AMSF hérite de la fonction de sanction (que le Siccfin avait déjà eue par le passé), avec une muraille de Chine entre les pôles Sanction et Contrôles afin d’éviter tout conflit d’intérêt. La CERC (Commission d’examen des rapports de contrôle), compétente jusqu’à présent pour préconiser des sanctions auprès du Ministre d’Etat, traite tous les rapports correspondant aux missions qui ont commencé avant le 30 septembre 2023 et cohabitera encore pendant quelques mois avec le pôle sanction de l’AMSF.
SP : L’AMSF a également plus de poids dans ses interactions avec les autorités du fait des changements législatifs introduits dans la loi votée en juillet 2023. Ainsi, nous pouvons désormais dialoguer avec n’importe quelle autorité monégasque d’égal à égal. L’AMSF peut conseiller le ME, la justice, le onseil national sur des évolutions du cadre réglementaire, et déterminer une trajectoire dans la lutte anti-blanchiment.
Comment avez-vous perçu le rapport Moneyval ? C’est un bon coup de pied dans la fourmilière qui permet d’accélérer le mouvement ou c’est un rapport politique trop sévère ?
LD : C’est surtout un rapport qui parle d’une période passée (avant mars 2022)… La cartographie de cette période est plutôt juste, dans la mesure où Monaco avait pris du retard en la matière. Cependant, ce rapport regarde dans le rétroviseur et rend assez peu justice aux outils en gestation à Monaco comme FICOBAM, STRIX ou goAML qui n’étaient pas implémentés depuis assez longtemps. Ce rapport en soi n’est ni un mal ni un bien, il faut simplement adapter nos pratiques et nos moyens le plus vite possible et être pragmatique.
Comment voyez-vous l’évolution depuis ce rapport ?
SP : La démarche entamée depuis un an a consisté à reformer tous les process et recruter du personnel très spécialisé et varié (des professionnels de la compliance, des auditeurs, des informaticiens, des chefs de projets, des juristes, etc.). Nous sommes 34 aujourd’hui contre 17 il y a un an (et 13 il y a deux ans) et nous devons recruter encore une trentaine de profils en 2024 ! On mise sur ces forces vives, pour donner une nouvelle dynamique à l’autorité.
L’autre changement important est technologique avec notamment goAML, qui permet depuis le 1er janvier 2024 d’effectuer ses déclarations de soupçon en ligne. Nous avons également consolidé FICOBAM (FIchier des Comptes Bancaires et des coffres-forts Monaco), l’outil de gestion des comptes bancaires à Monaco, et l’avons ouvert aux autres autorités de l’Etat (Police, Parquet, DEE, Services fiscaux).
Concrètement que change un tel outil ?
SP : Ça change tout ! Avant, quand on voulait savoir si quelqu’un avait un compte bancaire quelque part, il fallait interroger par écrit toutes les banques et attendre qu’elles nous répondent. Depuis 2021 et la mise en place de FICOBAM, les banques fournissent les données sur les comptes et coffres-forts. Nous avons ainsi accès à l’intégralité des comptes et coffres-forts, tout comme désormais les autres autorités compétentes qui peuvent l’utiliser uniquement pour la lutte contre le financement du terrorisme ou le blanchiment. D’ailleurs, l’outil homologué par l’AMSN et dont le traitement des données a été déclaré à la CCIN, logue tout. Nous sommes très attentifs à la sécurité informatique car ces données sont critiques, une fuite dans la nature pourrait être catastrophique… En plus des contrôles de la DSI, une fois par an une société informatique tierce vérifie notre sécurité informatique pour éviter tout piratage.
Les fichiers STRIX permettent également de mieux cartographier les risques en principauté. Comment ?
LD : Nous sommes les seuls en Europe à avoir cet outil de manière permanente et complète sur l’ensemble des secteurs assujettis. Le STRIX est un questionnaire sur les risques des entités (taille, clientèle, produits commercialisés, modalités de paiement, origine géographique des clients, etc.) et les contrôles (procédures internes) qui permettent de les mitiger. Selon Moneyval, on manquait de granularité, de données très précises sur les flux financiers suivant les origines géographiques des fonds entrants et sortants de Monaco. On a pallié ce problème grâce au STRIX. On dispose désormais d’une analyse globale de là où viennent les fonds et où ils vont, juridiction par juridiction. En effet, comme Monaco ne dispose pas d’une banque centrale et d’une balance des paiements, il a fallu trouver nous-mêmes comment répondre à ces questions. Grâce au STRIX, on a ainsi pu déterminer que Monaco est plus une place de transit en termes de financement du terrorisme et non un endroit où l’on monte des opérations.
Pour certains professionnels, il est parfois complexe de savoir jusqu’où aller… Doivent-ils bloquer la transaction en cas de soupçon ?
LD : Il n’y a pas de réponse unique. Tout dépend de la situation. Quand une opération est en suspens, le premier réflexe doit être de contacter la CRF. Nous sommes à l’écoute. Mais attention, les opérations suspectes sont statistiquement rarissimes pour beaucoup d’entités assujetties…
SP : Il est évident que si par exemple, un couple débarque chez un bijoutier avec 60 000 euros de cash pour acheter des bijoux, le commerçant doit refuser la transaction. Car si derrière ce couple, on démantèle un réseau de blanchiment d’argent qui finance le Hamas, la justice viendra inévitablement inquiéter un jour ce petit bijoutier…
Pour autant, il ne faut pas non plus tomber dans la psychose : les professionnels assujettis de Monaco sont souvent compétents et ils savent généralement profiler leurs clients.
Les professionnels ont peur de perdre une partie de leur clientèle ?
SP : Vaut-il mieux perdre une clientèle douteuse ou risquer de fermer le rideau ? L’enjeu est là. Ils vont au contraire gagner de nouveaux clients vertueux. Et nous serons là pour les accompagner. Nous ne sommes pas dans une tour d’ivoire ; nous comprenons qu’il est parfois difficile de dire non à une transaction.
LD : Quand la Suisse a été obligée d’abandonner le secret bancaire, tout le monde pensait que c’en serait terminé pour la prédominance de la place bancaire, que des banques allaient disparaitre… Au contraire. Ce n’est jamais un mauvais calcul d’investir sur la conformité. C’est nécessaire et pragmatique. Je crois que tout le monde l’a compris, en dehors de certaines personnes qui s’inquiètent pour l’avenir. L’économie s’adapte toujours.
Des banquiers monégasques vont bientôt être jugés pour avoir accepté des centaines de milliers d’euros en cash de la part d’un client. Ce type d’opérations serait-il encore possible aujourd’hui ?
LD : Honnêtement, non. Il y a des contrôles bancaires régulièrement qui l’attestent. On n’a pas vu ça de mémoire depuis au moins une dizaine d’années. Les banques sont devenues très frileuses avec l’utilisation des espèces. N’oublions pas que ce sont toutes des succursales ou des filiales de groupes internationaux qui ont des procédures très strictes. Cette pratique a existé mais n’existe plus de ce que nous constatons aujourd’hui. L’échange automatique d’informations fiscales a vraiment changé la donne et a été le premier vecteur de changement.
Vous faites partie du comité de coordination Moneyval. Vous travaillez en bonne intelligence avec les autres autorités ?
LD : Oui il y a désormais une stratégie commune et un discours aligné. Tout le monde avance de concert. A la dernière assemblée plénière de Moneyval en décembre, participaient ainsi ensemble des représentants de l’AMSF, de la DSJ sous l’égide d’une délégation conduite par le Conseiller-Ministre des Finances et de l’Economie. La lutte contre le blanchiment est devenue un domaine mulltipartite alors qu’avant c’était une compétence presque exclusivement portée par le Siccfin.
SP : Pour illustrer cette coopération, nous sommes en cours d’acquisition avec la Sûreté Publique d’un outil pour analyser les mouvements de fonds en blockchain, dès 2024. Concrètement, on pourra vérifier si une association qui collecte des fonds en Bitcoin pour une cause juste ne finance pas en réalité AlQaeda… Nous avons construit un partenariat avec la DSP pour aligner nos méthodologies et parler le même langage. L’objectif est aussi de gagner 30% du temps dans le traitement des dossiers.
Comment vous voyez la suite pour le suivi Moneyval et Gafi ?
LD : Première étape, Monaco doit réaliser un rapport pour le Gafi : le POPR (Post Observation Period Report). C’est le rapport issu de la période d’observation, rédigé par les autorités du pays. Monaco a été placé sous suivi par le Gafi en mars 2023, suite au rapport de Moneyval, qui est est le bras armé du Gafi pour le Conseil de l’Europe (un mini Gafi en quelque sorte). Nous avons donc eu un délai d’un an pour reporter ce qui a été fait suite aux recommandations de Moneyval. Synthétiquement, sur une grosse centaine de pages, les autorités devront expliquer ce qui a été mis en place. Suite à ce rapport, le GAFI va nous poser des questions par écrit, et en mai 2024 ce sera le grand oral. Enfin, en juin le cas de Monaco sera examiné lors de la plénière du GAFI.
C’est à ce moment que nous saurons si Monaco figurera sur la liste grise. Votre pronostic ? Comment éviter cette liste grise ?
LD : Tout est possible. Il faut surtout démontrer qu’on n’a pas juste repeint la façade mais qu’au contraire, tout ce qui a été fait nous place sur une trajectoire, qu’il y a une volonté de fond et une stratégie. L’important est aussi de montrer que cette volonté est partagée par les secteurs public et privé. Nos réunions, guides pratiques, webinars avec des résultats d’audience remarquables montrent qu’on a réussi à embarquer les professionnels. Ce partenariat public/privé a été instauré pour durer et il faudra en convaincre nos évaluateurs.
Pour montrer l’effectivité, il faudra montrer aussi des sanctions et condamnations pour blanchiment ?
LD : Une évaluation de Moneyval a lieu sur 5 années. Là, c’est très différent : on n’attend pas d’un pays qu’il mette tout le monde sur l’échafaud en un an ! En revanche, il faudra montrer que des cas sont très avancés en termes de résolution, de coopération internationale, et qu’on a avancé de 2/3 cases sur tous les sujets, que la dynamique est incontestable.
L’AMSF est le référent corruption de la Principauté ?
LD : La corruption est un sous-jacent important du blanchiment des capitaux, qui vient après l’escroquerie à Monaco en termes de menace. Monaco n’a pas à ce jour ratifié ni signé la convention de Merida. Cette étape entraînera la mise en place d’une agence anti-corruption qui n’existe pas à ce jour. A l’AMSF, on va surtout dans l’avenir proche mettre en place des formations et des sensibilisations sur la corruption. Ce n’est cependant pas le sujet de préoccupation le plus prioritaire dans l’immédiat même si nous devons progresser dans les prochaines années.
Vos contrôles sont inopinés ?
SP : Nous prévenons la semaine d’avant en général, essentiellement pour s’assurer que l’établissement sera en capacité de nous recevoir. Ce qui est nouveau dans les contrôles des banques, c’est la possibilité de recourir en amont au FICOBAM. Cependant, si on nous déclare des comptes avec des informations fausses, nous serons tenus de les relever et de sanctionner. Un cas d’école qu’on n’a jamais rencontré et qu’on ne souhaite pas rencontrer : une banque qui dissimulerait volontairement une centaine de lignes de comptes sur 100 000. Dans ce cas, on constaterait et on sanctionnerait l’établissement via le pôle Sanction de l’AMSF. Il faudra être intransigeant.
En matière de coopération internationale, qu’est-ce qui passe par la CRF (Cellule de renseignement financier) ou la justice ?
LD : La CRF est le réceptacle de tout ce qui va être déclarations de soupçon du secteur privé. Son travail relève du renseignement. Une fois qu’on a déterminé ou relevés des éléments probants, on transmet un rapport à la justice et au parquet.
SP : La coopération internationale entre CRF s’effectue via le groupe Egmont*. Nous sommes ainsi soumis à des règles communes d’échanges, complétées d’accords bilatéraux avec les autres juridictions. La CRF a la faculté d’interroger ses homologues pour recueillir du renseignement où qu’il se trouve. Parallèlement, on reçoit annuellement plus d’une centaine de demandes d’éclairage de ceux-ci sur des comptes, une personne physique ou morale, une transaction, un bien. Par exemple si une CRF étrangère nous indique qu’elle a reçu des signalements sur une société X domiciliée à Monaco, elle peut nous demander si nous disposons d’informations à son sujet. Nous avons par exemple la faculté de nous rapprocher alors de la DDE, et on peut dès lors analyser quelles informations on peut lui adresser (sur les bénéficiaires effectifs par exemple). Et réciproquement. Nous apportons donc un éclairage. S’il y a un vecteur criminel, les informations passent par le canal judiciaire.
Vous êtes beaucoup sollicité ?
LD : A Monaco, il reste de nombreuses personnes qui possèdent des comptes sans être résident ici. Nous sommes donc très sollicités. Certains pays qui n’ont pas cette caractéristique le sont beaucoup moins que Monaco. Les demandes reçues sont très variées, mais majoritairement européennes. Le spectre est cependant très large.
Ces renseignements découlent sur des procédures judiciaires ? Combien ?
Il est très difficile de répondre à cette question car il y a un décalage temporel entre les déclarations de soupçon reçues, les rapports adressés aux autorités de poursuite et les procédures judiciaires initiées sur la base de ceux-ci. En 2022, le nombre de disséminations correspond à 11% de celui des déclarations de soupçons reçues. Mais il ne s’agit qu’un rapport de proportion, car si une déclaration nous parvient, il n’est pas rare qu’elle ne puisse contribuer à une transmission aux autorités judiciaires que des années plus tard. Ce n’est souvent qu’à la lumière de plusieurs faits ou informations qu’il est possible d’effectuer un rapport. La tendance des dernières années est cependant à la hausse, et l’amélioration de la qualité des déclarations de soupçon que nous visons grâce au goAML permettra sans doute d’en augmenter le nombre.
*Le Groupe EGMONT est une organisation internationale qui a pour mission de lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB/FT-P). A cette fin, elle met en place des formations et des mécanismes destinés à renforcer, au niveau mondial, la coopération des CRF.
Milena Radoman